CHAPITRE PREMIER
— Rujho ! Descends de cheval !
Une flèche me frôla. Je plongeai à terre, ralenti par mon pied droit, coincé dans l'étrier ; mon genou se tordit dans le mauvais sens. Je me dégageai et tombai sur l'herbe desséchée de la plaine solindienne, à côté de mon frère.
— Où sont-ils ? Et combien ?
Ian roula sur le côté pour prendre une flèche dans son carquois. Puis il se releva à demi, dissimulé par l'herbe qui arrivait à hauteur de la cuisse d'un homme.
Tasha était tapie devant Ian, immobile comme une statue.
Serri ?
II vint vers moi dès que je pensai à lui, le poil hérissé de la tête à la queue. Il regarda au loin.
Des Ihlinis, lir. Devant nous.
Des Ihlinis, enfin ! Après deux mois d'escarmouches sanglantes, nous allions affronter le véritable ennemi.
Cela signifiait que Ian et moi serions privés de nos dons cheysulis. Je sentais déjà l'interférence de la magie dans mon lien mental avec Serri : encore faible pour le moment, ce phénomène faisait déjà se dresser les poils de ma nuque. Je sentais le pouvoir me quitter, retourner temporairement à la terre.
Quel paradoxe ! Notre arme la plus puissante nous abandonnait au moment où nous rencontrions notre pire ennemi...
— Il y a aussi des Atviens, marmonna Ian. Les archers les plus redoutables après les Cheysulis. Et nous ne sommes que deux...
— Le camp n'est pas loin. Je vais envoyer Serri chercher du renfort.
Depuis deux longs mois, nous étions à Solinde, pénétrant toujours plus à l'intérieur des terres. Ce n'était pas la guerre à laquelle je m'attendais : escarmouches frontalières et raids éclairs se succédaient. Mais la mort était la mort, de quelque manière qu'elle survienne.
— Ils arrivent, dit Ian.
Nous étions cachés par l'herbe, mais ils savaient où nous étions, car nos chevaux nous trahissaient.
Ian se leva, tira une flèche et replongea à l'abri. J'entendis un cri dans les rangs de l'ennemi. Maintenant que mon frère avait révélé notre exacte position, il était temps de la quitter.
Nous rampâmes vers les chevaux, pour les utiliser comme bouclier. Mais nous n'y arrivâmes jamais. L'herbe s'enflamma devant nous. Une fumée âcre s'en dégagea. Aveuglé, à demi étouffé, j'entendis les chevaux détaler.
Des Solindiens émergèrent de la fumée, l'épée au clair.
Derrière eux marchait un Ihlini.
Je ne l'avais jamais vu, mais je sus qu'il était ihlini, comme si nous avions été parents. L'arme de Strahan... Me faire croire que nos races étaient liées par le sang.
Pourtant, je ne pouvais m'empêcher de me poser des questions.
Un homme m'attaqua avec son épée rouillée — rouillée ? —, me laissant toute latitude de porter un coup mortel.
Ce n'était pas un soldat. Seulement un homme du commun, armé d'une antique lame.
Je retirai l'épée du fourreau humain où je l'avais plantée et me tournai pour affronter l'ennemi suivant.
C'était l'Ihlini.
Il avait les cheveux noirs et les yeux bleus. Je pensai aussitôt à Hart, mon second fils.
— Mon seigneur, j'ai un message de Strahan pour vous. « Rappelez au louveteau de Donal qu’il n’aurait pas dû épouser Gisella. Dites-lui qu’un jour il viendra à moi. »
— Ce mariage sera la perte de Strahan, dis-je. J'ai des fils, Ihlini. Le nouveau lien est forgé.
La fumée l'entourait comme un halo, s'accrochant à ses épaules et à ses mains. Elle nous isolait des autres. Nous étions deux hommes seuls, séparés par des générations de haine, de dégoût et de peur.
Les Ihlinis avaient-ils peur de nous ?
Pour ma part, je ne craignais pas d'avouer que j'avais peur d'eux.
— Strahan prétend que les Cheysulis et les Ihlinis sont parents. Descendants des Premiers Nés. Y croyez-vous ?
Il haussa les épaules.
— C'est possible. Pourquoi me posez-vous la question, mon seigneur ?
Il s'adressait à moi par mon titre, sans ostentation. Comme Strahan.
— Si c'est vrai, vous et moi sommes cousins.
Il éclata de rire.
— Avez-vous l'intention de me supplier de vous épargner ? C'est inutile.
Il sortit de sa tunique un objet argenté et brillant — mais pas un poignard. D'un geste élégant, il l'expédia dans les airs.
Je regardai l'objet d'argent filer droit vers le ciel.
Puis je revins à la réalité.
— Vous ne m'abuserez pas avec vos tours et vos illusions, dis-je.
Il n'essaya même pas d'éviter ma lame. Je l'embrochai sans hésitation.
Gisant dans une mare de sang noir, il sourit.
— Vous verrez, mon seigneur, qui de nous deux a abusé l'au...
Il mourut avant de finir sa phrase. Je regardai longuement son visage, d'où était absent tout ce qui faisait de lui un homme.
L'objet d'argent retomba du ciel et vint s'enfoncer dans mon épaule gauche.
Alors je compris le sens de ses dernières paroles.
La douleur me fit tomber à genoux. Ma main droite lâcha l'épée et se plaqua sur mon épaule gauche. Je sentis un dard d'acier, fin et mortel, profondément enfoncé dans mes muscles. Mon bras gauche, engourdi, pendait à mon côté.
— Serri, haletai-je, Ian !
Ma main se ferma. Les muscles de mon bras blessé devinrent d'une rigidité absolue, de l'épaule au bout des doigts.
— Ian...
Je vomis ; je tremblai comme une feuille. La sueur inonda mon corps.
— O dieux... Ian...
Je tendis la main et je touchai le visage de la mort.